Lorsque l’on évoque Nantes aujourd’hui, on ne passe pas à coté de la marque “Voyage à Nantes”, un événement artistique qui a bousculé et marqué les étés de la ville depuis 2012. Je n’en ai pas manqué une édition et chaque année c’est le pour et le contre, mais toujours le plaisir de pouvoir explorer ma ville avec de nouvelles choses à voir et à faire découvrir aux personnes de passage. En cette année 2021 Le Voyage à Nantes arrivera donc à sa dixième édition ! À cette occasion j’ai pu rencontrer Jean Blaise, le directeur de la société publique Le Voyage à Nantes, et discuter avec lui de son travail, de la réinvention de Nantes et de cette édition à venir, toujours aussi riche et intéressante.
- En cette année 2021, j’ai bien comptabilisé, on arrive à la dixième édition du Voyage à Nantes, un chiffre important. Comment se porte le “bébé” que vous avez conçu et porté depuis 2012 ?
Je pense que le bébé il a été conçu il y a 30 ans. C’est quand même la suite logique d’une histoire qui a commencé dans les années 90. Faire en sorte que Nantes devienne la ville de la créativité, pour aller vite. C’était ça l’idée. Comment cette ville qui a perdu son industrie (chantiers navals, usine LU) et en même temps perd son image de ville industrielle très particulière, va devoir être relancée, reconstruite. C’est l’idée de Jean-Marc Ayrault quand il arrive à Nantes en 1989. Il va beaucoup s’appuyer sur la culture, au sens très large du mot, pour marquer sa ville, pour lui donner un image, une consistance qu’elle avait perdue. Ça a été Les Allumés, ça a été Le Lieu Unique, ensuite Estuaire et Le Voyage à Nantes c’est la suite.
Ce travail fait que quand on lance Estuaire en 2007, qu’on ouvre Les Machines et qu’on rouvre le Château, de nouveaux touristes arrivent. C’est là que Jean-Marc Ayrault me demande de créer cette structure qui rassemble à la fois les grands sites culturels de la ville et le tourisme, avec comme objectif de faire progresser le tourisme à Nantes, avec des retombées intéressantes pour la ville. On crée cette structure et, en même temps, très vite, on s’aperçoit que sans événement on n’arrivera pas à communiquer. Donc on crée Le Voyage à Nantes événement en 2012, avec cette idée d’un parcours dans la ville et des artistes qui interprètent la ville.
- Alors, 2012 on pense plutôt à un événement éphémère sur la période estivale. D’un événement éphémère on arrive aujourd’hui à un parcours pérenne très fourni. Est-ce que ça ne dénature pas le concept ?
Je crois que les événements, quand ils sont justes, vivent leur propre vie. Par exemple, Les Allumés, pour créer le suspense on avait dit “c’est 6 ans, pas une année de plus”. Mais ça s’est mal terminé avec La Havane, on n’a pas pu faire cette édition. Et ça marchait tellement bien que Jean-Marc Ayrault m’a demandé de poursuivre. Et donc j’ai triché. On l’a appelé “Fin de Siècle” mais c’était toujours Les Allumés. C’était un deal. Mais en 2000 on ouvre Le Lieu Unique parce qu’on avait repéré cette friche et on s’était dit que c’était là qu’il faut qu’on travaille, qu’on invente quelque chose de nouveau. Nouvelle page très intéressante aussi.
[Pour Le Voyage à Nantes] L’événement vit sa vie, certaines oeuvres sont conçues comme devant être pérennes et d’autres évidemment éphémères. Les oeuvres pérennes s’additionnent, créent une collection, et cette collection fait la ville aussi. Et puis on a appris à véritablement pénétrer la ville. Quand la SAMOA, la société d’aménagement de l’Île de Nantes, me demande si ça nous intéresse qu’un artiste travaille sur le boulevard Léon Bureau, on dit tout de suite oui, c’est génial! On appelle Aurélien Bory et on fait le boulevard. Des spaghettis qui traversent, c’est à Nantes et nulle part ailleurs. (cf. l’oeuvre Traverses). Petit à petit des opportunités nouvelles surgissent et il s’agit de les agripper. Si on arrive à pénétrer aussi profondément la ville, d’une façon aussi singulière, d’ici quelques années Nantes sera la ville de la créativité. Donc on passe d’un événement à une action plus profonde, plus durable.
[…] Donc oui Le Voyage à Nantes va divaguer et peut être que dans 10 ans ça n’aura plus rien à voir mais ce sera la suite, normale, logique, de ce que nous avons entrepris.
- Dans le sujet des oeuvres éphémères, j’ai interrogé mes abonnés sur Instagram pour déterminer leur oeuvre préférée. D’après vous, qui a gagné ?
Stéphane Thidet [je confirme]
Je le sais car j’ai même des commerçants de la rue Crébillon qui sont venus me voir quand j’étais sur la place Graslin pour me dire “Ça, c’est ce que vous avez fait de mieux”. Est-ce que, en substance, ça veut dire “que d’habitude on n’aime pas trop ce que vous faites” ? [Rires]
- Podium dans l’ordre : Rideau de Stéphane Thidet, Le Poussin de Claude Ponti et Évasion Urbaine de Benedetto Bufalino
Ah oui des oeuvres très populaires.
- Et est-ce qu’il y a possibilité des fois de décider de ne pas conserver une oeuvre, même s’il y a possibilité de le faire ?
Non c’est plutôt dans l’autre sens. Quand une oeuvre éphémère est vraiment juste, forte, parfaitement à sa place, on la garde. Par exemple, “L’éloge de la transgression” sur le Cour Cambronne, c’est une oeuvre qui existait déjà et qu’on s’est fait prêter. Et puis elle était tellement à sa place, on aurait pu penser qu’elle avait été créée pour le site, on l’a achetée et on l’a laissée. Pour “Résolution des forces en présence”, elle avait très bien joué son jeu et c’est nous qui l’avions produite. Là encore on s’est demandé, avec l’artiste, si on pouvait la garder. Et elle est parfaitement là aussi.
- Et, si je lance un vote sur les oeuvres pérennes, un pronostic ?
“Les Anneaux” (de Philippe Buren sur le Quai des Antilles). Je me demande même si les gens savent que Les Anneaux ça fait parti de notre histoire artistique. Des jeunes doivent penser qu’ils ont toujours été là. C’est en tout cas l’oeuvre qui marque le plus, qu’on retrouve reproduite, photographiée.
“L’éloge du pas de coté” aussi. Je l’ai vue pour la première fois en maquette dans la galerie de Philippe Ramette à Paris. Je lui ai demandé de la produire à l’échelle à laquelle on la voit actuellement, pour la Place du Bouffay, avec le secret espoir qu’elle reste sur la place, mais ce n’était pas du tout acquis. Au départ les commerçants du Bouffay n’avaient pas très envie qu’elle reste, parce qu’elle gênait. Et Johanna Rolland a accepté qu’elle reste. Ça c’est extraordinaire. Sur cette place où on s’attend à voir le Général Cambronne ou autre, on a cette espèce d’ironie, on a du surréalisme.
- C’est l’oeuvre qui vous parle le plus ? Qui représente le plus Le Voyage à Nantes au final peut être ?
Elle représente parfaitement la ville. C’est-à-dire, qui reste parfaitement réservée, comme son artiste, et qui, en même temps, disrupte.
- Et donc là, pour Le Voyage à Nantes 2021, il y aura des choses particulières liées au fait que ce sera la dixième édition ?
Il y aura une oeuvre majeure : c’est Le Parfum. Considérant que la ville était changeante, actifve, mobile, j’ai toujours eu envie qu’elle ait un parfum. Ça fait très longtemps que j’y pense. J’ai eu l’opportunité de croiser le maire de Grasse qui était venu à Nantes avec un artiste qui voulait absolument lui montrer ce qu’était Le Voyage à Nantes. On a sympathisé, il m’a invité à Grasse et m’a fait rencontrer des nez et des industriels qui travaillent dans ce domaine. Et donc on s’est lancé.
On a rencontré un laboratoire qui fabrique des parfums. On lui a demandé de nous envoyer une vingtaine de parfums différents et on en a sélectionné trois à l’aveugle. On a fait venir ensuite les trois parfumeurs, on les a fait se balader dans la ville, s’imprégner 3-4 jours. Ils sont repartis puis ils nous ont renvoyé leur interprétation de la ville avec un parfum. Dans ces parfumeurs, deux d’entre eux travaillent pour des grandes marques et la troisième est plus jeune mais très talentueuse.
On a ces trois parfums, on va les faire sentir à partir du 12 juin dans une des salles du château qu’on aménage spécialement. On a confié la scénographie de ce lieu à Polyhedre, des designers nantais avec qui on a déjà travaillé sur Le Temple du Goût (Voyage à Nantes 2012), et on leur a aussi demandé de créer le flacon. On va demander aux nantais de défiler dans cette pièce du château, d’aller respirer les trois parfums et d’aller voter pour l’un des trois à l’aveugle. Aux alentours du 25 août on va annoncer le parfum lauréat, et ce parfum on va le fabriquer et le commercialiser.
C’est un très beau projet. Pour moi ce sont aussi des artistes. Et puis c’est une oeuvre qui va rester, qui va définir la ville d’une certaine façon. C’est un vrai parfum, pas une eau de toilette, et on va essayer de le vendre à un prix très bas pour un parfum. Ça fait partie de notre démarche de faire profiter le maximum de gens. Cette accessibilité c’est pour moi une obsession. C’est pour ça que je suis allé dans l’espace public, parce que c’est là qu’on touche tout le monde. Ça c’est très important pour une ville, cette tolérance à l’art, cette curiosité. Je pense qu’aujourd’hui il y a des nantais qui s’amusent de ce que l’on fait, qui doivent estimer que les oeuvres c’est n’importe quoi, mais qui en même temps attendent avec impatience qu’elles sortent. Moi mon problème ce n’est pas qu’ils adorent les oeuvres. La question c’est toujours de susciter cet esprit de curiosité qui rend beaucoup plus riche.
- Le parcours de la ligne verte va-t-il s’agrandir encore ?
Pas vraiment. La ligne change un petit peu à certains endroits. Maintenant on va jusqu’à la LAB, on prend le Navibus puis on fait toute l’île de Nantes jusqu’au Stade Marcel Saupin. C’est 22 kilomètres. Alors on agit sur les points chauds de la ville évidemment (Graslin et Place Royale), on va aussi comme d’habitude au Temple du Goût et autres lieux d’exposition qu’on livre aux artistes.
Sur la Place Royale, il va y avoir une oeuvre monumentale d’Ugo Schiavi, qu’on devait réaliser l’année dernière mais qu’on n’avait pas pu présenter car les entreprises s’étaient arrêtées. Ce sera donc un espèce de bateau échoué sur la fontaine, avec beaucoup d’interprétations possibles. L’idée qu’on est en train de vivre un vrai naufrage peut-être, la situation des migrants, etc…
On pourra retrouver une des statues de la fontaine, Neptune, dans la Loire, à la hauteur de la passerelle Schoelcher, à l’échelle 2:1 pour qu’on puisse la voir. Et la fontaine va continuer à fonctionner.
Sur la Place Graslin, comme j’étais sûr de ne pas pouvoir réaliser de nouveau une oeuvre aussi forte, puissante, que Rideau de Stéphane Thidet, on a décidé d’aller ailleurs et de créer un playground sur cette place, et pas une oeuvre au sens actuelle du mot. C’est une piste de roller derby. C’est plutôt exercé avec des femmes, c’est un sport très féministe avec des compétitions qui sont assez fortes. Mais ce cercle va être livré à tout le monde, on prêtera des patins à roulettes à ceux qui n’en ont pas.
[Graslin] c’est à la base une place d’apparat et on en fait tout d’un coup un immense jeu. Et, en même temps, c’est une très belle forme, son emprise est assez extraordinaire. On renverse la place, le visage qu’elle avait jusqu’alors. Et c’est ça Le Voyage à Nantes. C’est comment une intervention d’artiste fait basculer une ambiance. Comment notre appréhension de la ville est transformée grâce, ou à cause, d’une intervention d’artiste. Et ça c’est la vie. je sors de chez moi, je prends le même itinéraire pour aller à mon bureau, et un matin ce n’est plus la ville que je connais. Ça la rend vivante.
On va aussi faire en sorte que la piste soit la plus silencieuse possible pour que ce soit le plus poétique possible. Un peu une image sans le son.
- Et dans 10 ans le Voyage aura perduré ou il faudra imaginer d’autres propositions ?
Je ne sais pas. Et puis moi je serai à Venise, je ne serai plus là ! Je voyagerai. Dans 10 ans, mon ambition c’est que ça devienne un réflexe cette pénétration de la ville par la créativité, grâce aux architectes, aux promoteurs, à la puissance publique. Mais je ne sais pas…
Entretien tenu le 12 mai 2021 dans les locaux du Voyage à Nantes.